Salle du Conseil (A. Dutartre)
La Salle Dutartre (du nom du maire Adrien Dutartre) est la plus vaste pièce du rez-de-chaussée. Au XVIIᵉ siècle, elle servait aux grandes réceptions, aux banquets et aux bals, mais aussi à l’exercice de la justice seigneuriale. C’est aujourd’hui la salle du conseil municipal de Grigny-sur-Rhône.
En 1626, Jeanne de Merle rachète la seigneurie de Grigny. Elle obtient alors le droit de rendre justice sur ses terres et de percevoir les impôts, notamment les taxes sur la traversée du Rhône, une source de revenus importante.
Cette salle était donc bien plus qu’un espace de convivialité : elle symbolisait le pouvoir politique et économique de la nouvelle dame de Grigny.
Des décors éclatants
À l’origine, les murs étaient ornés de panneaux orange vif, toujours visibles aujourd’hui, rythmés par des pilastres peints en trompe-l’œil. Une fine frise de lauriers vert foncé venait souligner l’ensemble, créant un décor éclatant et audacieux.
En partie haute, une frise de médaillons historiés représentait des scènes inspirées des Emblèmes de Gabriel Rollenhagen, publiés en 1611 à Arnheim. Chaque vignette associait une image et une devise morale, parfois accompagnée d’un poème explicatif.
Parmi les devises identifiées dans cette salle :
« Ibi Troia, ubi Helena« , « Là où est Hélène, là est Troie » : la beauté d’Hélène est présentée comme la cause de la guerre de Troie, illustrant la puissance fatale de l’amour.
« Non sceptro sed plectro ducitur », « L’amour ne se laisse pas guider par le sceptre, mais par la musique » : une image rappelait que le pouvoir politique est impuissant face à l’attrait de l’amour et des arts.
« Aut mors aut vita decora« , « Ou mourir, ou vivre avec honneur » : exaltant l’idéal héroïque.
« Constante fiducia« , « La confiance constante » : affirmant que seule la foi permet de surmonter les épreuves.
Ces petits tableaux formaient une véritable galerie de maximes humanistes. Malheureusement, tout le décor du mur Est, correspondant à la façade principale, a disparu lors du remaniement architectural.
Des ajouts postérieurs (fin XVIIᵉ – début XVIIIᵉ siècle)
Le décor actuel témoigne aussi de modifications importantes réalisées par Jean-Baptiste de Moulceau, le second propriétaire du château.
Le soubassement rose saumon, en bas des murs, fut ajouté à cette époque.
Les colonnes bleues, avec leurs petits motifs décoratifs, appartiennent elles aussi à cette seconde campagne décorative. On retrouve exactement le même vocabulaire pictural dans l’autre grande salle du château, à l’étage : la Salle Berthe Rabilloud.
Ainsi, la salle Dutartre conserve une partie de son éclat d’origine, mais elle raconte aussi l’évolution du goût décoratif au fil des générations.
Des couleurs protégées par le temps
Les panneaux orange vif que l’on voit aujourd’hui ont certes perdu de leur éclat après quatre siècles, mais leur teinte flamboyante reste encore très perceptible.
Ironie de l’histoire : c’est parce qu’elles furent longtemps recouvertes de lambris que ces peintures ont été préservées.
À l’abri de la lumière et de l’humidité, elles ont pu traverser les siècles et être redécouvertes lors des travaux de restauration dans les années 1980.
Une salle de prestige
À travers ses couleurs éclatantes, ses couches successives de peinture et ses références mythologiques, la Salle Dutartre illustre à la fois la culture humaniste de Jeanne de Merle et les ambitions sociales de ses successeurs.
C’est ici que se mêlaient représentation, justice et pouvoir, dans un décor qui, malgré ses transformations, reste un témoignage exceptionnel de l’art et de la société du XVIIᵉ siècle.
Quelques-unes des gravures qui ont inspiré ces peintures
Nucleus Emblematum, 1611 et Nucleus emblematum selectissimorvm centuria secunda, 1613.
Textes : Gabriel Rollenhagen (1583-1619) | Gravures : Crispijn de Passe l’Ancien (1564-1637)
Texte original (latin)
IBI TROIA UBI HELENA
Certe ubi Tyndaris est, ibi Troia, ubi bella puella
Bella movet telis, aemula turba suis.
At tu, ni Paridis cupias mala fata subire,
Cuique suam sponsam linque, tua retine.
Traduction du texte
Là où est Hélène, là est Troie
Là où se trouve la fille de Tyndare, là est Troie : là où une belle jeune femme est présente, elle provoque la guerre par ses armes et par la foule de ses amants.
Mais toi, si tu ne veux pas subir le sort funeste de Pâris, laisse chaque homme garder sa propre épouse, et conserve la tienne.
Aller plus loin
Cette image illustre le mythe d’Hélène de Troie : fille de Tyndare, roi de Sparte, épouse de Ménélas, elle fut enlevée par Pâris et provoqua la célèbre guerre de Troie.
Dans le langage des emblèmes, la scène devient une mise en garde morale : la beauté séductrice engendre rivalité et chaos, la passion adultère mène à la guerre et à la destruction.
Le message est clair : mieux vaut rester fidèle que de connaître le destin tragique de Pâris.
Texte original (latin)
AUT MORS AUT VITA DECORA
Alterutrum optandum est, aut mors aut vita decora,
Turpe fuga vitam quaerere: Malo mori.
Traduction du texte
Ou la mort, ou une vie honorable
Il faut choisir l’une des deux : ou la mort, ou une vie honorable.
C’est une honte de chercher à sauver sa vie par la fuite : je préfère mourir.
Aller plus loin
Cet emblème illustre la valeur du courage et de l’honneur.
Mieux vaut affronter le danger (le sanglier, symbole de la mort) et mourir dignement que de fuir lâchement pour survivre.
C’est un message stoïcien et héroïque, directement inspiré de la morale antique.
Texte original (latin)
CONSTANTE FIDUCIA
Judice freta Deo, superat FIDUCIA CONSTANS.
Omne malum, et Christo sub cruce laeta duce est.
Traduction du texte
Confiance constante
Plaçant son jugement en Dieu, la confiance constante triomphe de tout mal et, guidée joyeusement par le Christ sous la croix, elle avance.
Aller plus loin
Cet emblème illustre la vertu de la Foi et de la Constance :
La femme personnifie la fiducia constans (la confiance inébranlable).
Le calice et la croix renvoient directement à l’Eucharistie et à la Passion du Christ.
Le message moral : seule une foi constante permet de surmonter toutes les épreuves.
Texte original (latin)
NON SCEPTRO VIRGO SED PLECTRO DUCITUR.
Spernit amor virum, Venerem Musica blanda movet.
Est hic uterque, tamen fallax Amor, instabilisque ;
At firmus virtus, quem parit unus erit.
Traduction du texte
La jeune fille n’est pas conduite par le sceptre, mais par le plectre (la lyre).
L’amour méprise le pouvoir de l’homme, mais la musique douce émeut Vénus.
On retrouve ces deux forces (pouvoir et art), mais l’Amour est trompeur et instable ; seule la vertu est ferme et engendre l’unité.
Aller plus loin
Cette devise signifie que le sceptre du pouvoir politique (le roi, l’autorité) ne séduit pas autant qu’un instrument de musique.
Autrement dit :
L’amour ne se conquiert pas par la force ni par l’autorité, mais par la séduction et l’art.
Toutefois, l’amour est changeant et trompeur ; seule la vertu est stable et durable.
Texte original (latin)
CONSILIUM IN NOCTE
Consilium in tenebris capias et nocte profunda :
Humanis obstât sensibus alma dies.
Traduction du texte
Le conseil dans la nuit
Cherche conseil dans les ténèbres et dans la nuit profonde ;
le jour lumineux fait obstacle aux perceptions humaines.
Aller plus loin
La scène montre Mercure, dieu du commerce et de l’éloquence, faisant face à une figure féminine de la Prudence. Entre eux, un caducée surmonté d’un hibou, animal nocturne, symbole de sagesse et de réflexion.
Le sens de la devise est paradoxal : c’est dans la nuit, c’est-à-dire dans le calme et l’absence de distraction, que se prennent les meilleures décisions. La lumière du jour, au contraire, détourne l’esprit par l’agitation et les sens.
L’emblème délivre donc une leçon morale : la vraie sagesse naît dans la réflexion silencieuse, loin du tumulte du monde, et non dans l’éclat de la gloire ou des affaires publiques.
Hélène de Troie, une image obsédante au XVIIᵉ siècle
L’un des évoque l’histoire d’Hélène de Troie, dont l’enlèvement par Pâris déclencha la guerre. Elle incarne à la fois la beauté fatale et la puissance destructrice de l’amour.
Au XVIIᵉ siècle, Hélène est une figure omniprésente dans les arts. Pierre-Paul Rubens, grand maître du baroque flamand, la peignit dans Le Jugement de Pâris ou d’autres scènes héroïques. Or, Rubens avait été l’élève d’Otto van Veen, auteur des Amorum Emblemata, recueil d’emblèmes amoureux qui inspira directement les décors des autres salles du château.
Ainsi, même si les peintures de la Salle Dutartre sont fragmentaires, elles participent d’un vaste courant artistique européen où peintres, graveurs et humanistes exploitaient les mêmes figures mythologiques et morales.